SENNA vu par Alain Prost !
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*Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?
-Oui très bien. Je ne sais plus exactement en quelle année ¹, mais je me souviens parfaitement de la rencontre. Mercedes organisait une sorte de course avec des pilotes de F1 du moment et des anciens prestigieux.
C'était au Nürburgring, à l'occasion du lancement de la 190 ¹. Ayrton débarquait en avion une demi-heure après moi et on m'avait demandé de l'attendre. Ce que j'avais fait avant de le ramener à notre hôtel.
¹ (La Mercedes 190 fut lancée en novembre 1982)
*Et…
-Il trouvait que je roulais trop vite !
Il disait: "Il est complètement fou ! Il va trop vite". C'était aussi la première fois que l'on s'est parlé, que l'on a sympathisé. Il ne connaissait pas grand-monde dans ce milieu. Il était un peu d'une certaine façon, accroché à moi. Il y avait Jody Scheckter, des pilotes de ma génération et des plus anciens encore. Je me souviens de Denny Hulme par exemple.
*C'était avant son arrivée en F1 ?
-Je ne suis pas certain qu'il y était déjà… C'était une course sans vraiment en être une. Mais vous savez comment cela se termine, quand on met 15 ou 20 pilotes sur une piste au même moment !!! C'est toujours un truc invraisemblable car leur motivation est telle que cela se termine toujours avec un peu de tôle froissé.
Bon, je fais la pole et Senna fait deuxième. Sur la grille, avant le signal, il s'élance en volant le départ. Ce n'était pas vraiment une course, on ne l'a pas rappelé, mais… sur le moment, cela m'avait un peu vexé. C'est une anecdote marrante, je trouve…
*Vous étiez vexé ?
-Oui, oui. J'avais trouvé cela très cavalier. C'était notre première rencontre et c'était déjà un tout petit peu "limite".
*C'était un personnage très particulier, non ?
-Spécial, différent, oui…
*N'avait-il pas aussi un côté théâtral, avec son élocution très travaillée ?
Ses moments de réflexion interminables au bout desquelles il lançait trois phrases longuement mûries…
Et puis, n'avait-il pas mis en scène son arrivée dans la course, avec ses propres communiqués de presse, alors même qu'il était en Formule3 ! Personne ne faisait cela alors…
-Je n'ais jamais su si son mystère était quelque chose de très, très naturel au départ ou d'organisé, et qu'il était ensuite rentré dans ce jeu-là.
Mais il faut reconnaître que cela plaisait beaucoup aux journalistes !
*On peut le comprendre…
-Mais pour moi, sa conférence de presse à Monaco, quand il déclare qu'il descend de sa monoplace, la regarde rouler et puis remonte à bord pour faire la pole, là … si demain un type "normal" raconte une histoire pareil, on le menotte et jamais il ne remonte dans une F1 ! Mais cela faisait partie de sa personnalité.
*Lorsque vous étiez coéquipiers chez McLaren, on imagine que chacun de vous a dû apprendre beaucoup de l'autre. Qu'avez-vous appris de lui ?
-C'est un peu prétentieux de dire cela, mais si je dois rester sincère, je répondrais: rien. J'avais appris de Niki Lauda, les années précédentes. J'étais alors plus jeune.
En revanche, je pense qu'il était un peu dans ma position avec Niki et qu'il a beaucoup, beaucoup appris de moi…
*Tant que cela ?
-Oui. Sa force se situait dans l'optimisation de la voiture pour un tour rapide. Surtout dans l'usage des pneus de qualification, qui a toujours été pour moi un petit souci. Je me souviens que chez Ferrari, je me suis souvent qualifié en pneus de course. Notamment au Mexique, où j'avais même gagné ensuite !
*L'explication ?
-Ce n'est pas quelque chose que l'on peut apprendre. On le constate, c'est tout. Mystère.
Mais en matière de gestion de la course, non, je n'ai rien appris. Lui c'était la "qualif".
Il regardait ce que je faisais et une fois qu'il pensait être OK, il se lançait là-dedans, dans les réglages de "qualif".
*Sa domination passait par-là ?
-C'est certain. C'était sa vraie force. S'l y en avait une, c'est celle-là. Il faut être honnête: à plusieurs reprises, ce qu'il parvenait à réaliser m'avait vraiment surpris. Etonnant !
En course, en revanche, il ne m'a jamais impressionné. Alors qu'en qualification, oui.
*Le mythe Senna tient aussi sur votre histoire commune. Comme une partie de votre aura repose, elle aussi, sur l'opposition qu'il vous a donnée…
-Oui, c'est vrai. Il y eut une partie de ma carrière où lui seul comptait. J'en oublié complètement les autres. On dominait tant la F1 que l'on faisait abstraction des autres équipes. Et malgré tout, au plus fort de notre lutte, on se parlait toujours.
*Même aux pires moments ?
-Oui, oui. J'insiste: on ne se parlait pas entre les briefings techniques, mais on communiquait clairement et honnêtement.
*Conversation claire et sincère, dans les deux sens ?
-En tout cas de mon côté c'était "nickel". Et si je peux avoir un tout petit doute de son côté, il est très, très faible. Je ne peux pas en dire autant du côté de HONDA, à l'époque. Côté châssis en revanche, pas la moindre suspicion envers McLaren.
*Cela me rappel quelque chose de très actuel…
-On y vient, bien sûr. Il ne s'agit pas de savoir ce que vous avez de mieux ou de moins bien sur votre voiture. Ce n'est même pas cela. Le plus terrible, c'est savoir qu'il existe une différence de traitement ou de considération. Psychologiquement, cela vous détruit.
*Et Honda ?
-C'est sûr et certain: ils n'ont pas joué le même jeu avec lui et avec moi. Il ne faut pas oublier qu'à l'époque, les entités châssis et moteur étaient bien mieux séparées que maintenant. Alors que McLaren et Mercedes, aujourd'hui, c'est la même entreprise…
*Pourtant c'était vous le Champion du Monde…
-Oui, mais il représentait celui qui devait réussir pour Honda. Aucun doute là-dessus.
*Le jour de son accident, quelques instants avant le départ, dans sa Williams, comme on le voit sur les vidéos, il a l'air hagard, pas calme pour deux sous. Perturbé et pas du tout comme d'habitude. Le professeur Syd Watkins a même dit qu'il voulait alors arrêter.
Qu'il lui avait conseillé de ne pas courir. "Pars et reviens si tu veux quand ça ira mieux…" Comment avez-vous ressenti cette période ?
-Je n'avais jamais autant discuté avec lui auparavant qu'au cours de ces semaines et …
*Tiens, tiens…
-Oui, avant on s'appelait assez rarement. Là, il était perturbé. Primo, il était un peu déçu de ce qu'il avait trouvé chez Williams. Car lorsque vous êtes seul, n°1, chez McLaren, vous vous sentez vraiment bien. Il n'y a pas mieux. Chez Frank Williams, c'est une ambiance très anglaise et très dure. Secundo, il était un peu déçu par la voiture.
Je l'avais prévenu et le lui avais dit. Ce n'était pas une F1 aussi facile qu'on le disait. Il y était mal installé. Je le lui avais également dit. La position de conduite était encore restée celle choisie par Mansell, deux ans avant. Moi-même, il faut le savoir, je courais avec son baquet ! Il y avait un volant très, très bas et la position de conduite était extrêmement compliquée.
*Cette position l'avait-elle aussi perturbé ?
-Je lui avait conseillé d'insister, de demander… Il ne faut pas oublier qu'au Brésil, il part en tête-à-queue parce-que son haut du corps est totalement tétanisé. Il était également persuadé que Benetton trichait. Il était assez perturbé par la sécurité – il m'avait plusieurs fois demandé de m'occuper du GPDA (Association des pilotes qui œuvre en faveur de la sécurité) – et enfin, il avait quelques petits problèmes personnels. Il se sentait alors un peu seul et peu motivé pour battre les autres pilotes.
*Son accident est-il le résultat de ces différents points ? D'une envie d'arrêter qui s'imposait doucement ?
-De ce dernier point, il n'en a jamais parlé. De son manque de motivation, en revanche, oui, il m'en a parlé à plusieurs reprises.
*Vous l'avez vu ce jour-là ?
-Oui, et c'était assez déconcertant. Ce n'était pas le même. C'était étonnant. Exemple: je déjeunais dans le motor-home Renault, en face de celui de Williams. Il sort et il vient nous rejoindre en croisant tout ce monde.
*Et…
-J'ai été pilote. Je sais dans quel état on est et le nombre de choses que l'on a en tête à quelques instants d'un Grand Prix. J'ai trouvé cela incroyable. Je ne me souviens même pas de ce dont on a parlé mais du caractère pratiquement impossible de sa présence, à ce moment, avec moi au milieu de ces gens.
*Vous l'avez revu ensuite ?
-Oui, je suis allé après le repas au stand Williams. Il était là, il s'étirait avant le départ et nous avons reparlé de Benetton. Je lui ai demandé "Comment te sens-tu ?" Il m'a répondu: "Je ne suis pas optimiste du tout pour la course"…
C'est la dernière fois que nous nous sommes vus.
*Et là sur, la grille, comme on peut le voir sur les vidéos…
-… il gardait toujours son casque. Mais cette fois, il le retire. Il regarde partout, il est inquiet. On peut alors tout imaginer. Il y a même eu ensuite des rumeurs sur un suicide. Personnellement, je n'y crois pas.
*Il semble alors perdu et terrorisé comme un enfant à qui on dit: "Il faut y aller" et qui ne le veut pas…
-Une fois de plus, très sincèrement, sans forfanterie, juste pour tenter d'éclairer les choses, les gens n'ont jamais vraiment réalisé ce qu'avait représentait pour lui le fait de venir en F1 pour me battre et d'y parvenir. Enfin, d'essayer de me battre. J'étais sa référence. Moi parti, il avait alors perdu cela et s'était ajouté un tas d'autres petits problèmes. Il ne savait plus pourquoi il faisait de la Formule1.
*A ce point ?
-Oui, comme s'il avait été "usé" d'un coup. Qu'il avait perdu son point de mire. Il s'auto motivait pour me détester alors qu'au fond de lui, ce n'était pas le cas.
*Peut-être que, comme pour vous, la "guerre était finie", aussi ?
-Voilà. La guerre était finie. Le dernier GP commun en Australie… Les coups de fil en hiver. Je ne sais pas… C'était une autre génération, une autre manière de voir les choses. Mais ce qu'il avait vraiment en tête, personne ne le saura jamais.
*Aujourd'hui, le mythe Senna ne cesse de grandir.
-Il existe une part d'irrationnel là-dessous. La part explicable se trouve dans l'évolution de la F1. Plus de sécurité, plus de tout. Mais pour le fan, le spectateur, elle n'a pas évolué en bien. Même si, pour moi, les luttes Häkkinen-Schumacher, Hamilton-Alonso… ont cette intensité, elles ne sont pas perçues comme avant. De mon côté, je vous le promets, c'est tous les jours que l'on me dit: "depuis la lutte Prost-Senna, c'est moins ceci ou cela…"
*Et sa disparition…
-Oui, cela laisse une marque forte, à laquelle les gens se raccrochent quand ils songent au passé. Ainsi se construit le mythe. Il ne peut exister sur une personne vivante. Michael (Schumacher), sept fois champion du monde, n'est pas concerné. Il lui aurait fallu être sept fois champion et mourir à la dernière course !
C'est vache mais c'est la condition.
Interview de Pascal Dro.
©AUTOhebdo n°1619 - 2007